Après avoir traversé la Manche à deux reprises notamment pour un post-doctorat, Marion Rouault travaille aujourd’hui dans le département d’Études Cognitives de l’ENS de Paris. À l'intersection entre la psychologie et la neurobiologie, elle s’interroge sur les mécanismes d’auto-évaluation et les troubles mentaux. Ainsi, elle décrypte au quotidien, le fonctionnement de la confiance en soi à l’aide de méthodes mathématiques.
Les bases cérébrales de la confiance en soi
Une faible confiance en soi est un facteur important dans l’apparition de troubles mentaux. Par exemple, les personnes avec des symptômes anxieux et dépressifs ont généralement moins confiance en leurs capacités, avec des conséquences importantes sur le comportement. L’intuition est que si l’on croit que l’on ne va pas réussir, on ne prend même plus la peine d’essayer :
Pourquoi c’est important ? La confiance en soi et en ses capacités a une grande influence sur notre comportement, déterminant par exemple, les objectifs que l’on va se donner, ou la quantité d’effort et de motivation que l’on va investir.
En plus, il existe une grande variabilité dans la manière dont on s’auto-évalue, mais on ne comprend pas bien pourquoi. Les recherches de Marion, à l’intersection entre neurosciences, modélisation mathématique et psychiatrie ont pour objectif de comprendre un aspect essentiel de la cognition humaine : l’auto-évaluation, qui est fondamentale dans la construction de la confiance en soi, et souvent altérée dans les troubles mentaux.
Un problème de la classification actuelle des troubles mentaux est que des catégories diagnostiques telles que « Anxiété » ou « Schizophrénie » contiennent des profils hétérogènes, ce qui rend difficile de prédire de manière fiable quelle option va être efficace pour un patient (thérapie, traitement médicamenteux, etc.). En outre, certains catégories sont très liées : par exemple, les personnes dépressives ont tendance à être également anxieuses, et vice versa :
En utilisant une approche basée sur l’apprentissage machine, Marion cherche à identifier des dimensions “trans-diagnostiques” expliquant mieux la variabilité et l’hétérogénéité des symptômes, différentes des catégories diagnostiques habituelles. Ces dimensions se trouvent être associées à des profils d’auto-évaluation distincts. À long terme, ces résultats permettront peut-être un diagnostic plus fin et donc une meilleure prise en charge des personnes avec une maladie mentale.
En étudiant les processus cérébraux liés à l’auto-évaluation, c’est-à-dire comment le cerveau « réfléchit » sur lui-même, ce sujet de recherche touche aussi à des questions anciennes, qui ont préoccupé la philosophie, mais avec des approches scientifiques modernes, en particulier en ce qui concerne les bases neurobiologiques de la conscience.
Plus précisément …
Dans les différentes expériences comportementales que Marion a conduites, elle a observé que la performance de sujets humains est semblable en présence et en absence de retour extérieur sur leur performance, mais ils sous-estiment largement leur performance lorsqu’ils ne reçoivent pas d’évaluation externe - ce qui est le cas dans la plupart des situations de la vie courante. Dans ce cas, ce sont les fluctuations locales de confiance en nos décisions (et non notre performance réelle) qui sont le facteur clef dans la formation de croyances sur nos capacités dans un exercice donné.
En examinant la correspondance entre performance et jugements de confiance, on observe que les personnes avec une forte dimension de symptômes compulsifs et de type pensées intrusives ont une confiance plus élevée, mais une auto-évaluation moins juste. Les symptômes compulsifs font référence à des comportements irrépressibles et automatiques, parfois obsessifs, alors que les pensées intrusives correspondent à des pensées non voulues, qui peuvent être répétitives, des idées ou des images désagréables. Ce mélange de sur-confiance et de manque de perspicacité expliquerait des effets psychologiques tels qu’une tendance à tirer des conclusions hâtives. À l’inverse, les personnes avec davantage de symptômes anxieux, apathiques et dépressifs montrent une confiance généralement amoindrie, mais une auto-évaluation plus perspicace. Ce résultat peut expliquer une auto-évaluation à la fois pessimiste et plus honnête chez ces personnes.
Actuellement, Marion étudie si une généralisation du niveau de confiance d’un domaine à l’autre est liée à ces dimensions de symptômes psychiatriques. En particulier, elle teste l’hypothèse que les personnes avec plus de symptômes anxieux et dépressifs ont tendance à généraliser une confiance amoindrie à tous les domaines, et ne revalorisent pas leur confiance autant que les autres à l’occasion d’expériences positives.
Pour établir une compréhension complète du rôle de la confiance sur le comportement, il faut également développer des modèles théoriques formels, qui permettront ensuite de générer de nouvelles hypothèses sur les altérations des circuits neuronaux responsables de l’auto-évaluation dans les troubles mentaux.
Différences comportementales entre hommes et femmes
Un résultat que Marion a pu observer dans les expériences est qu’à performance égale, les femmes rapportent un niveau de confiance moindre que les hommes. Ce résultat n’est pas nouveau.
Par exemple, des chercheurs ont fait faire un exercice avec des formes de différentes couleurs à assembler, à des élèves de 6ème et 5ème. L’exercice a été mieux réussi par les filles lorsqu’il est présenté comme un exercice de dessin, alors qu’il est mieux réussi par les garçons lorsqu’il est présenté comme un exercice de géométrie. Même si dans l’ensemble, la performance moyenne à l’exercice est la même pour les filles et les garçons ! Ces chercheurs ont suggéré que très tôt, on absorbe des stéréotypes de genre, qui ont une puissante influence sur notre comportement et nos réussites.
Comment Marion est-elle arrivée au domaine des neurosciences ?
Ce parcours est un simple exemple parmi de nombreuses possibilités ! La recherche en neurosciences est très interdisciplinaire, avec des personnes issues de différents horizons : médecine, physique, psychologie, mathématiques, philosophie, biologie … Après deux années de classes préparatoires, Marion s’est spécialisée en biologie pour ma licence. C’est avec un premier stage de Master à Londres qu’elle a découvert les neurosciences cognitives et comportementales, et leur connexion directe avec les maladies neurologiques et psychiatriques. Elle travaillait sur la perception des émotions, en particulier chez les personnes schizophrènes. D’autres stages viendront confirmer son intérêt, qui aboutira à une thèse sur les processus de prise de décision dans le cerveau humain. Elle a ensuite effectué un post-doctorat à l’University College London dans un centre spécialisé en neuroimagerie, où elle a étudié comment on évalue nos propres décisions. Elle poursuit maintenant ce programme de recherche au Département d’Etudes Cognitives de l’ENS Paris.
Pourquoi les femmes en science sont-elles si peu nombreuses ?
Bien qu’en voie d’amélioration, la place des femmes dans le monde scientifique au 21ème siècle reste à améliorer. De nombreux facteurs y contribuent. Par exemple, les femmes demandent moins de promotions, et négocient moins leur salaire. Dans une étude récente, des chercheurs ont fait évaluer des fausses candidatures pour un poste dans un laboratoire, identiques à part qu’elles portaient un nom féminin ou masculin. Les candidatures féminines ont été jugées moins compétentes et ont reçu une offre de salaire moins importante que les candidatures masculines, étant pourtant absolument identiques (Moss-Racusin et al., 2012). Un point intéressant est que les femmes possèdent également ces biais envers les femmes. De même, d’autres chercheurs ont montré que des emails de simple demande de rendez-vous à des professeurs universitaires provenant de femmes ont substantiellement moins (jusqu’à 20%) de chances de recevoir une réponse, malgré que le contenu de l’email soit identique (Milkman et al., 2015). Ces données, et de nombreuses autres, montrent qu’il est plus difficile pour une femme de faire une carrière scientifique. Enfin, lorsqu’une femme a du succès, cette réussite est parfois dévalorisée, car attribuée au fait qu’elle ait pu bénéficier de mesures de « discrimination positive », plutôt qu’attribuée à son mérite ! Le chemin de l’égalité est long.
Pour aller plus loin …
Les Filles ont-elles un cerveau fait pour les maths ? Catherine Vidal (Le Pommier, 2012).
Vidéo du monde.fr : Revoir la classification des troubles mentaux (https://www.lemonde.fr/medecine/video/2018/10/24/comment-revoir-la-classification-des-troubles-mentaux_5373922_1650718.html)
Milkman, K. L., Akinola, M., & Chugh, D. (2015). What happens before? A field experiment exploring how pay and representation differentially shape bias on the pathway into organizations. Journal of Applied Psychology, 100(6), 1678.
Moss-Racusin, C. A., Dovidio, J. F., Brescoll, V. L., Graham, M. J., & Handelsman, J. (2012). Science faculty’s subtle gender biases favour male students. PNAS.
La production de connaissance et sa transmission suivent des règles particulières créées par des humains. Elles sont donc imparfaites, subjectives et sujettes à co-évoluer avec les humains qui les façonnent. Cet article a pour objectif de vous présenter le système de publication scientifique qui représente le médium majeur de transmission de la connaissance entre scientifiques. […]
Quand on parle de sciences, on s’intéresse plus souvent aux résultats qu’à la façon dont on les a obtenus. Les outils qui font le lien entre les hypothèses de départ et la conclusion restent le plus souvent dans l’ombre. Et pourtant, sans ces outils, les modèles, la connaissance scientifique serait impossible à atteindre ! Alors qu’est-ce […]